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L’impact politique d’Oxfam en 2024 (1/4): Un pas vers la taxation équitable
Pour Julien Desiderio, chargé de plaidoyer en justice fiscale chez Oxfam, la Belgique fonctionne comme un paradis fiscal pour les ultra-riches, en raison d’une facilité pour les très grandes fortunes d’échapper à l’impôt sur le revenu. Retour sur trois grands moments clés qui ont marqué notre plaidoyer en justice fiscale en 2024, dont une déclaration historique du G20 pour combattre l’évasion fiscale.
2024 a été marquée par la fin d’un cycle de plaidoyer mené par Oxfam auprès de grandes entreprises belges. Il avait commencé par la publication d’un rapport intitulé « Le modèle insoutenable des grandes entreprises belges » qui analyse l’impact de 14 entreprises belges sur la crise climatique. Quel était l’objectif de ce rapport ?
Julien Desiderio : « Notre rapport a passé au crible 14 entreprises du BEL-20 et a démontré qu’elles ont un impact considérable sur le réchauffement de la planète. Or Oxfam est profondément convaincue qu’il faut changer la manière dont fonctionnent les entreprises si l’on veut voir émerger un monde plus égal et plus durable. D’après nous, cela passe par le dialogue avec les entreprises. Et nous avons la capacité de le faire : Oxfam est un réseau mondial qui dispose de beaucoup d’expertise, notamment sur les thématiques de la justice fiscale et climatique.
Nous sommes donc allé.e.s à la rencontre de Solvay, Colruyt, Proximus et de la banque KBC avec des données solides, glanées en collaboration avec Carbon4 Finance (C4F), un consultant spécialisé dans la collecte de données permettant d’évaluer la contribution des entreprises aux enjeux environnementaux. Il est ressorti du rapport que les entreprises du BEL-20 émettent en moyenne autant de CO2 que 34% des Belges les plus pauvres. Cela prouve que les plus importants leviers d’action pour freiner la crise climatique sont aujourd’hui entre les mains de quelques entreprises. Naturellement, le classement n’a pas fait plaisir à tout le monde mais nous avons pu établir de bons contacts avec les entreprises que nous avons rencontrées. Elles nous ont expliqué comment elles comptent s’y prendre pour diminuer leurs émissions de CO 2. On pense cependant que plus d’efforts sont absolument nécessaires pour lutter efficacement contre la crise climatique.
Bien évidemment, nous leur avons fait part de nos recommandations. Nous pensons par exemple que la rémunération des PDG, aujourd’hui calculée sur la performance économique de l’entreprise, doit dépendre de l’atteinte d’objectifs climatiques. Cela veut dire par exemple que si une entreprise parvient à baisser de 20% ses émissions, la direction peut obtenir un bonus, sinon pas. L’outil le plus performant pour atteindre un tel objectif est d’après nous la régulation. Sans contraintes imposées par le politique, la décarbonation de notre économie risque de prendre beaucoup trop temps. Or on sait que le monde court à toute vitesse vers un réchauffement de + 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. De plus, les objectifs de l’accord de Paris sur le climat sont toujours là et la Belgique doit respecter son engagement de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 47% d’ici 2030, donc nous attendons des entreprises et du politique un réel coup de boost. »
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Le deuxième grand dossier sur lequel tu as travaillé en 2024 porte sur la taxation mondiale des milliardaires. Le ministre des Finances belge, Vincent Van Peteghem, s’est prononcé en sa faveur. Quel rôle le plaidoyer d’Oxfam, et plus largement celui de la société civile, ont-ils joué dans cette prise de position ?
Julien Desiderio : « L’idée d’imposer un Impôt Sur la Fortune (ISF) mondial a refait surface après l’accord survenu au sein de l’OCDE d’implémenter un impôt minimum mondial de 15% sur les multinationales. Cette mesure, entrée en vigueur en janvier 2024, a pour objectif de contrer l’évasion fiscale pratiquée par les multinationales. Cet impôt sur les multinationales a relancé le débat sur la nécessité de taxer les ultra-riches. Car finalement, dans un monde globalisé, les ultra-riches tirent avantage de la mobilité des capitaux contrairement aux citoyens et citoyennes lambda. Si vous achetez une voiture, vous payez la TVA en Belgique. Si un milliardaire achète un yacht, il peut facilement le localiser à Malte, un paradis fiscal notoire, et ne payer aucune TVA. C’est un exemple un peu trivial, mais ça montre l’absurdité du système.
Oxfam dénonce depuis longtemps l’évasion fiscale et les pratiques d’optimisation fiscale (soit l'exploitation d’avantages offerts par la législation pour réduire la charge fiscale NDLR) des ultra-riches. Tout le monde paie beaucoup d’impôts, sauf eux. 2024 fut l’année de la concordance en la matière. Dans son discours sur l’état de l’union, Joe Biden a déclaré qu’il était temps que les riches paient leur juste part. Ensuite, le Brésil a pris la présidence tournante du G20 et a mis la justice fiscale au centre de celle-ci, après un intense travail de plaidoyer de nos collègues d’Oxfam au Brésil.
Tout le monde paie beaucoup d’impôts, sauf les ultra riches.
Julien Desiderio, expert en fiscalité chez Oxfam
Le message est bien passé auprès du gouvernement brésilien qui a demandé à Gabriel Zucman, le directeur de l’Observatoire européen de la fiscalité et éminent économiste, de rédiger un rapport sur l’état de la taxation des ultra-riches dans le monde. Son diagnostic était sans appel : l’impôt sur le revenu payé par les 3 000 personnes les plus fortunées dans le monde, ne représente que 0,3 % de leur patrimoine, bien moins que le reste de la planète. Il a aussi estimé que si on taxait leur patrimoine à hauteur de 2%, cela rapporterait entre 200 et 250 milliards d’euros par an. Avec de tels montants, on pourrait mener une réelle politique de réduction des inégalités et financer la transition écologique. Plusieurs affiliés d’Oxfam, dont Oxfam Belgique, ont collaboré avec l’observatoire européen de la fiscalité pour mettre cette thématique à l’agenda politique. Résultat : les ministres des finances des pays membres du G20 ont signé une déclaration stipulant qu’ils allaient combattre l’évasion fiscale. On ne dit pas encore qu’on va taxer les ultra-riches, mais on a une déclaration qui reconnaît qu’à ce niveau-là il y a un problème, et ça c’est une victoire historique.
En Belgique, le fait qu’Oxfam porte ce sujet depuis trois ans maintenant a aussi donné des résultats : le ministre des Finances, Vincent Van Peteghem, s’est positionné en faveur de la taxation minimale des ultra-riches lorsque la Belgique exerçait la présidence du Conseil de l’union européenne.
Bien sûr, il reste encore énormément de choses à faire sur ce dossier. Nous n’en sommes qu’au début. Nous pensons qu’il faudrait que la question d’un ISF mondial soit par exemple discutée au niveau des Nations unies, où chaque pays dispose d’une voix, plutôt que du G20 ou même l’OCDE, qui sont des clubs de pays riches. C’est pour cette raison que nous avons soutenu une résolution portée par les pays africains visant à créer un organe fiscal au sein de l’ONU. Cet organe devrait voir le jour en 2027 et, on l’espère, aura l’autorité de discuter d’ISF mondial. »
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2024 a aussi été marquée par la sortie du rapport « Le dividende des inégalités », qui fissure le mythe selon lequel la Belgique serait un pays égalitaire au niveau de la réparation des richesses. Comment a-t-il été accueilli et quelles sont tes recommandations à l’égard du gouvernement ?
Julien Desiderio : « Le dividende des inégalités a démontré que la richesse produite au sein des entreprises belges est en grande majorité captée par leurs actionnaires au lieu d’être redistribuée auprès des personnes qui travaillent et créent la richesse au sein de ces entreprises. En fait, on remarque que l’écart de richesse entre les détenteurs de capitaux et les gens ‘normaux’ se creuse. Pour certaines grandes entreprises belges, comme Ab Inbev, l’écart est tellement grand qu’il faudrait qu’un travailleur moyen travaille 200 ans pour atteindre le salaire réalisé par leur PDG en un an. Les écarts de salaires entre PDG et salariés sont astronomiques, tout comme l’écart de richesses entre les actionnaires et les salariés.
Avec ce rapport, nous avons aussi voulu démontrer que notre système fiscal taxe beaucoup plus les personnes ordinaires. Et pour cause : les gens qui achètent et vendent des actions, en gros les 10% les plus riches de la population belge, ne paient pas d’impôts sur les bénéfices qu’ils réalisent. C’est un gros avantage fiscal belge pour les riches ! Et personne ne s’en inquiète au sein du gouvernement alors qu’on a un déficit budgétaire important. Même des économistes orientés à gauche disent qu’il faut faire quelque chose. Il y a deux manières de réduire ce déficit budgétaire : soit, on coupe dans les services publics, qui sont des biens communs de tous, soit on demande une contribution supplémentaire aux citoyens. La question qui se pose aujourd’hui c’est : est-ce qu’on doit demander à chacun de contribuer à cet effort considérable de la même manière à l’heure où un Belge sur huit vit dans la pauvreté ? La réponse est non.
Donc, pour nous il est clair qu’il y a encore des inégalités dans ce pays et que le bon fonctionnement des services publics est menacé. C’est important d’avoir une fiscalité plus redistributive. Elle doit moins peser sur les personnes qui travaillent et paient déjà 40% de leurs revenus à l’impôt et plus se focaliser sur les plus riches, qui paient en moyenne deux fois moins d’impôt qu’un Belge moyen. »