
Le pouvoir du mouvement climat : échange avec Philsan Osman et Nadia Cornejo
Face à la montée du fascisme, de la pression économique, du racisme, le climat vous apparait comme un problème de luxe ? Il se trouve que la lutte pour la justice climatique est justement au cœur de ces enjeux. C’est ce dont Philsan Osman et Nadia Cornejo sont venues discuter chez Oxfam lors d’un atelier sur le pouvoir du mouvement climat. Ces deux activistes et expertes nous ont parlé d’espoir, de soin, de communauté et de convergence des luttes. Elles nous ont aussi challengé.es : qui se sent concerné par les discours climat ? Qui se sent mis de côté ? Que pouvons-nous construire ensemble ? Un échange passionnant qui a ouvert des horizons et tissé des liens.
Philsan Osman est écrivaine, activiste et bâtisseuse de communautés. Son travail se situe à l’intersection de l’écoféminisme antiraciste et de l’écologie noire. Elle est actuellement doctorante à l’Open Universiteit aux Pays-Bas. Dans sa thèse de doctorat, elle étudie la manière dont les communautés marginalisées au Benelux façonnent les transitions durables. En 2022, elle a coécrit l’ouvrage « Dare to Care: Ecofeminism as a source of inspiration ».

Nadia Cornejo est vice-présidente de la Coalition Climat, porte-parole et conseillère politique chez Greenpeace ainsi que militante. Elle est experte des enjeux climatiques et environnementaux nationaux et internationaux.

Oxfam : « Dans le contexte politique belge actuel (une société qui vire vers la droite, un gouvernement aveugle aux questions climatiques etc.), les personnes se retrouvent de plus en plus marginalisées. Comment faire face au changement climatique dans ce contexte ?»
Philsan Osman : « Les gens sont prêts à se pencher sur la question climatique lorsqu'ils font partie du groupe marginalisé. Pour beaucoup de communautés du Sud, la crise climatique ne date pas d’hier : elle plonge ses racines dans le colonialisme. Pour moi, la vraie question est de savoir qui a eu le privilège de ne pas être marginalisé, de ne jamais avoir eu à affronter ce que d’autres vivent depuis des générations. Aujourd’hui, ces réalités rattrapent de plus en plus de monde. Le changement climatique, les injustices sociales, les crises politiques : tout cela entre désormais dans la vie quotidienne de plus en plus de personnes. Comment ces enjeux se traduisent-ils dans nos existences ? Comment y faisons-nous face ? Il faut aborder la question du climat en réfléchissant à partir des personnes qui ont le moins dans la société, puis à la manière dont vous pourriez vous montrer à la hauteur de leurs difficultés ou de leurs luttes. Et puis en comprenant que cette libération sera automatiquement une libération pour tous les autres.
Nadia Cornejo :« Oui, la situation actuelle, entre crise climatique, pression économique et racisme structurel, est difficile. Les gens le ressentent dans leur quotidien. En tant que militantes écologistes ou organisations environnementales, nous ne pouvons pas détourner le regard : ces réalités font partie intégrante de la lutte climatique. Nous faisons face à la montée de l’extrême droite et à de nombreux replis réactionnaires. Mais pourquoi ces contre-coups ? Parce que nous demandons des changements profonds. Il faut aussi s’en souvenir : les personnes qui ont porté les grandes avancées sociales pour les droits des femmes, contre le racisme, pour la justice sont toujours là ! Elles n'ont pas disparu. Mais elles se sentent impuissantes aujourd’hui.
Les personnes qui ont porté les grandes avancées sociales pour les droits des femmes, contre le racisme, pour la justice sont toujours là ! Elles n'ont pas disparu. Mais elles se sentent impuissantes aujourd’hui.
Nadia Cornejo

Tous les droits dont nous bénéficions aujourd’hui existent parce que d’autres se sont battus avant nous.
Philsan Osman
Oxfam : « Comment trouvez-vous encore la force et l’espoir de continuer votre lutte ? »
Philsan Osman : « Tous les droits dont nous bénéficions aujourd’hui existent parce que d’autres se sont battus avant nous. Ils étaient parfois dans la même situation que nous et ont continué à se battre, même s'ils avaient parfois l'impression que c'était sans espoir. Le désespoir fait partie de la vie d’un activiste, mais il est aussi un outil de contrôle : plus vous désespérez, plus il est facile de vous diviser, de vous vendre des solutions simplistes et binaires ou de vous faire croire que tous les problèmes viennent des autres, de faire porter le chapeau aux personnes migrantes par exemple. L’espoir, lui, demande du travail et de la confiance. Une confiance qu’on ne nous apprend pas forcément, car on nous apprend à nous méfier plutôt qu’à nous soutenir mutuellement, à se traiter comme des camarades, des personnes qui font partie d'une communauté.»
Nadia Cornejo : « Je n'agis pas parce que je pense que nous finirons par gagner, je n’en sais rien, mais parce que je pense que c'est la bonne chose à faire. Je veux pouvoir regarder en arrière et dire que je suis fière de ce que j'ai fait, de ce que j'ai accompli avec d'autres personnes, car on ne fait jamais cela seul. On a accompli des choses, on fait de notre mieux et c'est quelque chose que je veux transmettre au monde. C'est mon héritage. Je n'ai aucune idée de ce que nous allons accomplir, mais je vais essayer de faire de mon mieux. »
Le discours écologique a échoué quand il a demandé à tout le monde d’agir pour le climat de la même manière, sans prendre en compte les revenus, le pouvoir etc. Et ça c’est complètement injuste en réalité ! Tout le monde fait de son mieux pour le moment.
Nadia Cornejo
Oxfam : « En Belgique, nous avons assisté à une perte considérable de la gauche après les élections. L’une des raisons est le contexte économique qui nous menace : les fins de mois se confondent avec la fin du monde. Comment apprendre de cet échec et prendre en compte la réalité économique dans le discours climat ? »
Nadia Cornejo :« Le discours écologique a échoué quand il a demandé à tout le monde d’agir pour le climat de la même manière, sans prendre en compte les revenus, le pouvoir etc. Et ça c’est complètement injuste en réalité ! Tout le monde fait de son mieux pour le moment. On ne peut pas juste dire à tout le monde d’arrêter de prendre leur voiture et leur dire « Maintenant, tu dois trouver un autre moyen pour te déplacer.»
Philsan Osman : Il s’agit de rendre ces demandes politiques accessibles, c’est-à-dire ce qu’elles signifient pour les personnes, en quoi elles leur seront bénéfiques. Est-ce qu’elles vont améliorer leur qualité de vie ? C’est important parce que pour l’instant, on a l’impression qu’on ne fait que nous retirer des choses. Il faut partir des personnes, des communautés. Si vous considérez leur avis comme valide, alors l’impact ne sera que décuplé. Il faut prendre au sérieux les préoccupations des gens, même si elles ne semblent pas logiques au premier abord, elles ont du sens.

L’espoir demande du travail et de la confiance. Une confiance qu’on ne nous apprend pas; car on nous apprend à nous méfier plutôt qu’à nous soutenir mutuellement, à se traiter comme des camarades, des personnes qui font partie d'une communauté.
Philsan Osman
Oxfam : « Le mouvement climat est-il perçu comme élitiste ? Qui se sent inclus dans la cause ? »
Philsan Osman : « Les personnes de ma communauté ne se sont jamais senties incluses dans le discours. Personne ne leur a jamais demandé comme le changement climatique affectait leur vie, leurs familles ou l’impact dans leur pays d’origine. Ni si les actions menées dans le cadre du mouvement pour le climat avaient eu un impact sur elles, car elles se sont toujours senties structurellement exclues du débat. Donc, toutes les actions climatiques qui ont été menées ont donné une impression très monotone.
On voit rarement des personnes de couleur dans le mouvement climat. Ça me fait penser à un épisode où Greta Thunberg parlait de la Palestine et que quelqu’un dans le public a dit « Je suis venu ici pour une marche climat, pas pour parler de politique », ce qui montre à quel point le mouvement climat dans cette partie du monde a échoué à être intersectionnel, a échoué à montrer que toutes ces choses sont reliées. Si nous ne voyons pas que toutes ces choses soient reliées, alors nous ne trouverons jamais de solutions qui soient équitables pour tout le monde.
Le mouvement climatique est une bulle. Dans ce mouvement, je suis hyper visible, souvent la seule personne noire musulmane dans la pièce, ce qui met certains mal à l’aise. Je suis également invisible parce que les gens ne savent pas quoi faire de moi. Ils ne pensent pas que je devrais m’intéresser à ce genre de choses. Pour mon doctorat, je me rends dans des fermes et des lieux agricoles et chaque fois, on me demande « vous êtes perdue ? » Je ne suis pas perdue. Je suis vraiment intéressée. Je viens d’un milieu agricole. Je suis Somalienne. La moitié de mon pays est composée d’éleveurs ou de pêcheurs. C’est mon héritage. Et pourtant je me retrouve encore avec des personnes qui me disent « Je ne savais pas que les Noirs s’intéressaient à l’environnement ». Ça en dit long sur le mouvement, non ? Ça en dit long sur les personnes qu’il a côtoyées, sur le type de connaissances qu’il a acquises, qui sont valorisées et sur l’expertise et les personnes mises en avant.
Le mouvement climat doit attirer des personnes comme moi. Elles font autant partie de la conversation que celles qui se trouvent dans votre bulle.
Nadia Cornejo : « La question est : sommes-nous légitimes à parler en tant que personnes privilégiées ? On peut être privilégié sans appartenir au 1% responsable de la crise climatique. L’injustice vient de là, des privilèges dont bénéficient ces 1%. Cette injustice, cette colère doit se tourner vers les solutions. Des politiques qui peuvent être mises en place pour s’attaquer à ces inégalités. En faisant ça, on sera toujours confronté à de l’opposition, c’est normal. Mais si vous pensez que c’est la bonne voie et que c’est juste, alors continuez. »

Je n'agis pas parce que je pense que nous finirons par gagner, je n’en sais rien, mais parce que je pense que c'est la bonne chose à faire.
Nadia Cornejo
Oxfam « Est-ce que vous avez des idées de nouvelles manières de se mobiliser ? »
Nadia Cornejo : « Quand on a participé à tant de manifestations, on finit parfois par se lasser. On brainstorme sur plein de nouvelles idées, mais on revient toujours à la base. Le militantisme fonctionne. Les manifestations pour la Palestine en sont un exemple. Je crois sincèrement que le militantisme est important. La désobéissance civile, les grèves, les manifestations, le travail politique : tout ceci n’est pas nouveau. Nous connaissons la recette pour que ça fonctionne.»
Philsan Osman : « Je suis d’accord avec toi, à un niveau macro. Pour moi, il faut aussi rajouter la question du care. Comment on se soutient les uns les autres ? Comment on prend en compte les préoccupations de chacun ? Dans le mouvement de libération noire, comme les Black Panthers, l’action communautaire était centrale : ils avaient des cuisines où ils servaient de la nourriture gratuitement. Ils s’assuraient que les gens allaient à l’école et qu’ils mangeaient gratuitement et tout cela permettait aux personnes de participer aux manifestations. Plus nos manifestations sont importantes, plus elles avancent la cause et deviennent dangereuses pour le statu quo.»